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Les Soirées de la Rue Saint-Lazare. Entretiens sur les Lois Économiques et Défense de la Propriété, par M. G. de Molinari. Un volume grand in-18, 3 fr. 50 c. Chez Guillaumin et comp.
GM-RSLfr.1 | Des deux titres que porte cet ouvrage, aucun ne nous paraît indiquer assez clairement le but que lauteur sest proposé. Quest-ce dabord que les Soirées de la rue Saint-Lazare? Cela nous fait bien pressentir une série de conversations, mais sans nous dire quel en sera lobjet. Quant au second titre, il a le grave inconvenient de laisser supposer, ce qui est loin dêtre exact, quon ne doit trouver ici quune sorte de doublure du trop fameux ouvrage de M. Thiers sur la propriété. Pour en juger autrement, il faut savoir davance quon a affaire cette fois à un véritable économiste, décidé à défendre le principe de la propriété, non-seulement contre les atteintes dont le socialisme le menace dans lavenir, mais encore contre les atteintes déjà si nombreuses que le régime actuel lui fait subir, et dont M. Thiers lui-même sest rendu tant de fois complice. |
GM-RSLfr.2 | Heureusement, si la pensée du livre est mal indiquée par le titre, elle est très-clairement expliquée dans la préface. |
GM-RSLfr.3 | Reconnaissant, dit lauteur, avec tous les économistes, la propriété comme la base de lorganisation naturelle de la société, jai recherchée si le mal dénoncé par les socialistes, et que nul, à moins dêtre aveugle ou de mauvaise foi, ne saurait nier, jai recherché si ce mal provient, oui ou non, de la propriété. |
GM-RSLfr.4 | Le résultat de mes études et de mes recherches a été que les souffrances de la société, bien loin davoir leur origine dans le principe de la propriété, proviennent au contraire, datteintes directement ou indirectement portées à ce principe. |
GM-RSLfr.5 | Doù jai conclu que lamélioration du sort des classes laborieuses réside dans laffranchissement pur et simple de la propriété. |
GM-RSLfr.6 | Cest dans ces dernières paroles surtout que la véritable pensée du livre se manifeste avec éclat. Il ne sagit plus, comme dans louvrage de M. Thiers, de défendre purement et simplement lordre actuel, avec tous ses abus et tous ses vices, mais de le réformer conformément aux saines doctrines. Il ne sagit plus seulement de préserver le droit de propriété de nouvelles atteintes, en laissant subsister dailleurs toutes les lois qui le violent ou le restreignent; il sagit de laffranchir en redressant les erreurs ou les iniquités des lois. Cest-à-dire que lauteur entreprend de défendre la propriété, tout à la fois, et contre les socialistes qui sefforcent de la détruire, et contre les conservateurs qui la défendent mal, parce quils la violent eux-même à qui mieux mieux, sans sen douter. |
GM-RSLfr.7 | Tel est donc lobjet que M. de Molinari sest proposé, et quil poursuit dans une série dentretiens, auxquels il a donné, on ne sait trop pourquoi, le nom de Soirées. |
GM-RSLfr.8 | Dans ces entretiens figurent naturellement trois interlocuteurs, représentant des trois principes mis en présence, un Conservateur, un Socialiste et un Économiste. Peut-être faut-il regretter que lauteur ny ait pas amené un plus grand nombre de personnages, ce que lui eût permis non-seulement danimer la scène et de varier davantage le dialogue, mais encore de nous montrer lopinion socialiste et lopinion conservatrice sous leurs divers aspects; tandis quen ne donnant à chacune de ces opinions quun seul représentant, il sest vu réduit à ne nous les présenter que dans leur généralité la plus haute, cest-à-dire dans labstraction. |
GM-RSLfr.9 | Si nous voulions chicaner sur la forme, nous dirions que M. de Molinari aurait dû peut-être aussi jeter au travers de ces entretiens quelques incidents, quelques péripéties, de manière à leur donner une tournure plus dramatique et à justifier un peu mieux le premier titre de louvrage. Tels quils sont, ces entretiens sont trop réguliers, trop suivis, trop méthodiques pour mériter réellement le nom de Soirées. On y sent trop la main qui fait mouvoir les personnages, on y voit trop le fil qui les guide; le but vers lequel tend le dialogue est trop clairement déterminé et pressenti. Mais nous ninsistons pas sur ce défaut de forme; dautant mieux que lauteur a su échapper, par la vivacité spirituelle du dialogue, par la tournure incisive des reparties, aussi bien que par la variété des sujets quil traite, au principal écueil dont il eût à se défier, luniformité et lennui. |
GM-RSLfr.10 | Ce qui nous intéresse avant tout dans cet ouvrage, cest le fond. |
GM-RSLfr.11 | À ce sujet, on a fait à M. de Molinari un autre reproche plus grave, auquel nous ne pouvons toutefois nous associer. On a prétendu quil navait pas fidèlement reproduit les doctrines quil voulait combattre. Entendons-nous. |
GM-RSLfr.12 | Que lauteur nait pas reproduit le socialisme tel que le conçoivent messieurs tels et tels, nous voulons bien ladmettre; quil ne lait pas représenté non plus sous linfinie de ses aspects, nous le concédons encore, et nous en avons dit la raison. Comment, dailleurs, peindre exactement, et sous une forme déterminée, ce Protée insaisissable qui se transforme tous les jours? Du moins est-il certain que M. de Molinari a prêté assez fidèlement au socialiste quil met en scène ce quil y a de plus généralement admis dans son parti; cest-à-dire la critique du régime présent, les diatribes contre la propriété, contre la concurrence, contre la liberté industrielle. Cest à peu près tout ce quil pouvait faire, dès linstant quil ne donnait à cette opinion quun seul organe. |
GM-RSLfr.13 | En ce qui concerne le parti conservateur, cest autre chose. Ici le reproche nous semble tout à fait sans fondement. Malgré ses déchirements intérieurs, engendrés par le choc des ambitions ou lopposition des intérêts, le parti conservateur est un. Sil ny a pas chez lui, autant quil le voudrait ou quil affecte de le dire, unité de pensées, il y a du moins unité de but, en ce quil sattache imperturbablement à ce qui est. On sait donc toujours où le prendre. Rien de plus facile à peindre dailleurs quun parti faisant profession dimmobilité, et qui se maintien en effet immobile depuis trente ans. Aussi le portrait quen a tracé M. de Molinari est-il fidèle, quoi quon en dise. On sest plaint cependant quil eût prêté à ce parti des opinions antédiluviennes. Antédiluviennes, soit; mais ces opinions nen sont pas moins celles que le parti tout entier professe. Il fait plus que les professer: il les pratique. Est-ce la faute de lauteur, sil se trouve çà et là parmi les conservateurs quelques hommes moins aveugles, qui rougissent quand on met sous leurs yeux la reproduction fidèle de ces préjugés déplorables, de ces doctrines antilogiques, auxquelles ils sattachent sans réflexion? |
GM-RSLfr.14 | Ce qui est vrai peut-être, cest que le conservateur et le socialiste ne gardent pas assez dans cet ouvrage le caractère dobstination qui leur est propre. Lauteur nous les montre trop faciles à se laisser convaincre. Les hommes de leur parti diront quils ne font pas usage de toutes leurs armes: nous dirons, nous, quils ne sobstinent pas assez dans leurs erreurs. Ils écoutent trop docilement les bonnes raisons quon leur donne; ils ne se regimbent pas assez contre la vérité qui les presse; ils abdiquent trop facilement leurs préjugés sur lautel de la raison. Vers la fin de louvrage, nous les trouvons presque convaincus. Cest là une infidelité véritable; mais à qui est-ce à sen plaindre? Pour être tout à fait dans le vrai, il eût fallu nous les montrer, jusquau bout, rebelles à toute démonstration, fermant les yeux à toute évidence, irremédiablement obstinés dans leurs erreurs et mourant enfin de limpénitence finale. Il y a certainement sur les confins du parti conservateur et du parti socialiste un grand nombre dhommes qui se convertiront un jour quand la lumière pourra leur apparaître; mais le conservateur pur sang, le socialiste pur sang (et ce sont ceux-là que M. de Molinari a dû prendre comme types) ne se convertiront jamais. |
GM-RSLfr.15 | Le plan adopté par lauteur est à la fois très-simple et très-régulier; tel, dailleurs, que lindiquait la nature même du sujet. Dans son premier chapitre, ou, si lon veut, dans la première soirée, il cherche à poser dans ses véritables terms le problème social. Il établit que la société est gouvernée par des lois immuables, que lon ne viole pas impunément; que la première de ces lois, celle dont toutes les autres dérivent, est le respect de la propriété, base de lorganisation naturelle de la société. Il définit la propriété, à laquelle il donne pour origine le travail. Puis il énumère les atteintes fort nombreuses actuellement portées à ce principe. Dans les chapitres suivants, il passe successivement en revue les atteintes à la propriété dont il a donné précédemment lénumération, et sattache à faire ressortir les conséquence malheureuses qui en dérivent. Il va sans dire que, chemin faisant, il réfute, à mésure quelles se dressent devant lui, les doctrines opposées des deux adversaires quil sest donnés. |
GM-RSLfr.16 | Toute la première partie du livre de M. de Molinari, cest-à-dire cette première soirée, quil consacre à lexposé des principes généraux, nous paraît excellente et à peu près irréprochable. Il est impossible de poser le problème social en meilleurs termes, ni de pousser plus victorieusement à bout ses adversaires. Largumentation sy présente toujours, il est vrai, sous une forme légère et vive; mais cette légèreté de la forme nôte rien, il sen faut de beaucoup, à la force et à la solidité du fond. On en jugera le passage suivant: |
GM-RSLfr.17 | Après avoir montré au conservateur, quen niant les principes, en ne reconnaissant à la société dautres lois que les convenances du moment ou les volontés arbitraires des hommes, son parti sest désarmé lui-même vis-à-vis du socialisme, et quil ne lui reste plus quà attendre lheure où ce dernier envahira la société, il se retourne tout à coup vers le socialiste, qui entre en scène par cette exclamation: |
GM-RSLfr.18 | Vous avouez donc que lavenir est à nous? |
GM-RSLfr.19 | Dieu men garde! Mais je pense que vos adversaires ont tort de vous résister sils désespèrent de vous vaincre, et je conçois quen ne se rattachant à aucun principe fixe, immuable, ils aient cessé de compter sur la victoire. Conservateurs, ils sont impuissants à conserver la société, voilà tout ce que jai voulu prouver. Maintenant, je vous dis à vous autres organisateurs, que que vous seriez impuissants à lorganiser. Vous pouvez prendre Byzance et la mettre à sac, vous ne sauriez la gouverner. |
GM-RSLfr.20 | Quen savez-vous? Navons-nous pas dix organisations pour une? |
GM-RSLfr.21 | Vous venez de mettre le doigt sur la plaie. A quelle secte socialiste appartenez-vous? veuillez bien me le dire. Êtes-vous saint-simonien? |
GM-RSLfr.22 | Non! le saint-simonisme est usé. Cétait, à lorigine, une aspiration plutôt quune formule... Et les disciples ont gâté laspiration sans trouver la formule. |
GM-RSLfr.23 | Phalanstérien? |
GM-RSLfr.24 | Cest séduisant. Mais la morale du fouriérisme est bien scabreuse. |
GM-RSLfr.25 | Cabétiste? |
GM-RSLfr.26 | Cabet est un esprit ingénieux, mais incomplet. Il nentend rien, par exemple, aux choses de lart. Imaginez-vous quen Icarie on peint les statues! Les figures de Curtius, voilà lidéal de lart icarien. Barbare! |
GM-RSLfr.27 | Proudhonien? |
GM-RSLfr.28 | Proudhon, ah! que voilà un beau destructeur! Comme il démolit bien! Mais, jusquà présent, il na su fonder que sa banque déchanges. Et cela ne suffit pas. |
GM-RSLfr.29 | Ni saint-simonien, ni fouriériste, ni cabétiste, ni proudhonien. Eh! quêtes-vous donc? |
GM-RSLfr.30 | Je suis socialiste. |
GM-RSLfr.31 | Mais encore! à quelle variété du socialisme appartenez-vous? |
GM-RSLfr.32 | A la mienne. Je suis convaincu que le grand problème de lorganisation du travail nest pas résolu encore. On a déblayé le terrain, on a posé les assises, mais on na pas élevé lédifice. Pourquoi ne chercherais-je pas, comme un autre, à le bâtir? Ne suis-je pas animé du pur amour de lhumanité? Nai-je pas étudié la science et médité longtemps sur le problème? Et je crois pouvoir affirmer que..., non! pas encore..., il y a certains points qui ne sont pas complétement élucidés. (Montrant son front.) Mais lidée est là... et vous verrez plus tard. |
GM-RSLfr.33 | Cest-à-dire que vous aussi vous cherchez votre organisation du travail. Vous êtes un socialiste indépendant. Vous avez votre Bible particulière. Au fait, et pourquoi pas? Pourquoi ne recevriez-vous pas comme un autre lesprit du Seigneur? Mais aussi, pourquoi dautres ne le recevraient-ils pas comme vous? Voilà bien des organisations du travail. |
GM-RSLfr.34 | Tant mieux, le peuple pourra choisir. |
GM-RSLfr.35 | Bon! à la majorité des suffrages. Mais que fera la minorité? |
GM-RSLfr.36 | Elle se soumettra. |
GM-RSLfr.37 | Et si elle résiste? Mais jadmets quelle se soumette, de gré ou de force. Jadmets que lorganisation adoptée à la majorité des suffrages soit mise en vigueur. Quarrivera-t-il si quelquun, vous, moi, un autre, découvre une organisation supérieure? |
GM-RSLfr.38 | Nous ne pousserons pas plus loin cette citation. Elle suffit pour donner une idée de la manière vive et spirituelle de lauteur, et en même temps de la force dargumentation qui se cache sous cette apparente légèreté. Il nous paraît difficile, en effet, de mieux pousser son adversaire à bout. On entrevoit, du reste, où ce raisonnement conduit. Il conduit à reconnaître que lhumanité étant essentiellement perfectible, la première organisation trouvée ne serait pas parfaite; que le lendemain on pourrait en trouver une autre meilleure; puis, une autre meilleure encore; en sorte quil faudrait faire subir chaque jour à ce pauvre monde des révolutions sociales bien autrement graves que toutes les révolutions politiques dont nous avons été témoins. Cest ce qui amène le conservateur à sécrier avec épouvante: Quel gâchis! Oui, quel gâchis! et cela dans lhypothèse même la plus favorable aux socialistes, dans lhypothèse tout à fait gratuite où ils pourraient aboutir un jour à quelque chose dapplicable, à une organisation quelconque non dépourvue du sens commun. Doù il faut conclure que, lors même que la Providence naurait pas doté le monde dune organisation naturelle, fondée sur des bases immuables, encore faudrait-il renoncer à imposer à la société une organisation artificielle, de peur de la livrer à déternels déchirements. |
GM-RSLfr.39 | Heureusement, cette organisation naturelle existe, fort supérieure à tout ce que peuvent imaginer de vains utopistes, parfaite dans son essence, immuable dans ses lois, bien que sujette à se développer san cesse, et perfectible à linfini. Les lois humaines, en tant quelles violent la propriété ou le droit, jettent, il est vrai, le trouble dans quelques parties de cet amirable organisme, et de là la plupart de nos misères: mais, après tout, le fond demeure, et cest ce fond inaltérable qui permet à lhumanité de cheminer encore, tant bien que mal, sans se briser sur les écueils. Que deviendrons-nous, grand Dieu! sil en était autrement? Mais si cette organisation naturelle existe, assise par la main de la Providence sur des fondements immortels, ne faut-il pas (cest ici lauteur qui parle) prendre en pitié ce pygmée gonflé dorgueuil qui essayerait de substituer son œuvre à celle du Créateur? |
GM-RSLfr.40 | Tout cela est sans réplique. Cen est assez pour confondre le principe même du socialisme, principe témérairement orgueilleux, qui ne cache au fond que lanarchie ou le néant. Mais lauteur ne sen tient pas là. Plus loin, il poursuit ce principe jusque dans ses conséquences, et le montre toujours également impuissant et faux. Certes, le socialisme a été réfuté bien des fois depuis la révolution de Février; il ne la jamais été, croyons-nous, dune manière plus victorieuse et plus complète. |
GM-RSLfr.41 | Mais ce nest pas seulement le socialisme quil sagissait de combattre, cest encore lopinion aveuglément conservatrice. A vrai dire, cétait même ici, selon nous, la partie la plus importante de la tâche que M. de Molinari sest proposée; car si lon parvenait jamais à éclairer le parti conservateur, à dissiper ses préjugés aveugles, à le rendre sagement progressif dobstinément stationnaire quil est aujourdhui, le socialisme cesserait bientôt dêtre un danger, et ne tarderait guère même de disparaître entièrement. Quest-ce, en effet, que le socialisme? Au fond, ce nest pas dautre chose quune protestation contre les troubles, les désordres, les misères de la société actuelle; désordres et misères engendrés par tant dabus, dont le parti conservateur sest constitué le gardien. Ce sont ces misères et ces désordres qui, mal interprétés par des esprits faibles, les portent à méconnaître la main de la Providence dans lœuvre sociale, ou à blasphémer en laccusant. Supprimez les abus doù ces misères dérivent, et le socialisme tombe de lui-même, parce quil a perdu sa raison dêtre. Voilà pourquoi des deux réfutations ou des deux conversions que lauteur a entreprises, celle du parti conservateur nous paraît la plus importante de beaucoup. |
GM-RSLfr.42 | A certains égards, M. de Molinari a rempli cette seconde partie de sa tâche aussi bien que la première. Impossible de mettre mieux en évidence les inconséquences de ce parti, qui se rallie aux principes quand il les voit trop fortement ébranlés, ou quil entrevoit les dernières conséquences de leur violation, mais qui les renie, qui les viole lui-même quand ses propres convenances ou ses préjugés ly portent. Malheureusement, à cette partie de sa démonstration, qui pouvait et devait être simple autant que positive et nette, qui ne devait, pour être concluante, sappuyer que sur des principes constants, lauteur a mêlé des opinions excentriques, des principes contestables, dont le premier tort est de compliquer fort mal à propos son œuvre, et qui font même plus que la compliquer, car ils altèrent lautorité quelle devait avoir et en neutralisent presque entièrement leffet. |
GM-RSLfr.43 | Cest ici quaprès avoir fait la part de leloge, part juste et méritée, nous devons faire la part du blâme. M. de Molinari est un écrivain trop sérieux pour que nous lui marchandions la vérité. |
GM-RSLfr.44 | Dabord, pourquoi avoir prêté à son économiste des opinions que nul économiste na jamais professées? Ces opinions fussent-ils justes, ce serait encore infidélité grave que de les prêter à une école qui ne les avoue pas. Oh! si M. de Molinari avait parlé dans son livre en son nom personnel, il eût été bien la maître de professer telle opinion quil eût voulu. Dans ce cas même, ceût été encore de faire dévier mal à propos lesprit de ses lecteurs du but principal: quil sétait proposé; au moins eût-il été dans son droit. Mais ce nest pas en son nomme personnel quil parle. Par ce titre déconomiste quil donne à son troisième personnage, il le pose ouvertement comme un représentant de lécole économique. Dès lors il navait pas le droit de lui prêter des opinions ou des doctrines qui ne fussent avouées tout ou moins par quelques-uns des maîtres de la science. Quand nous le voyons, au lieu de cela, émettre des opinions qui lui seul adopte, des opinions que toute lécole économique repousse, ou quelle repousserait sans aucun doute, sils lui étaient soumis, il nous est bien permis de crier à linfidélité. |
GM-RSLfr.45 | Parmi les opinions excentriques dont M. Molinari sest fait le promoteur, nous nen signalerons quune seule, pour ne pas trop charger ce compte-rendu. |
GM-RSLfr.46 | Partant de cette vérité, à laquelle nous adhérons sans effort et sans réserve, que la concurrence est lâme du monde industriel, où elle règle et ordonne tout, en ny produisant jamais en somme que de salutaires effets; quelle ny est pas seulement utile mais nécessaire, et quil faut, autant que possible, y étendre son empire, lauteur arrive à conclure que la concurrence devrait atteindre même les fonctions du gouvernement ou de lÉtat; jusque-là, par exemple, quun jour viendrait où le gouvernement serait tout simplement, sous le nom de producteur de la sécurité, un industriel comme un autre, faisant concurrence à dautres industriels du même ordre et leur disputant leur clientèle. Dans cette hypothèse, lÉtat ne serait pas autre chose quune sorte de compagnie dassurance, rivale de beaucoup dautres, et chacun irait, à sa volonté, sabonner librement à celle-ci ou à celle-là, pour se faire garantir contre les troubles dont il serait menacé, exactement comme on fait garantir sa maison contre lincendie ou son vaisseau contre un naufrage. |
GM-RSLfr.47 | Cherchez bien si jamais économiste quelconque a professé une telle doctrine. Lidée nen est pas même venue. Une seule fois nous avons vu cette idée se produire ici même, dans le Journal des Économistes, mais cétait M. de Molinari lui-même qui en était le promoteur, et il nous semble que sa voix navait pas trouvé un seul écho. Pourquoi donc, encore une fois, mettre sur le compte de léconomie politique une idée fort extraordinaire assurément et quelle na jamais admise? |
GM-RSLfr.48 | Oh! nous savons bien ce que M. de Molinari peut nous répondre, et ce quil nous répondra sans doute. Si vous nacceptez pas cette idée, cest que vous nêtes pas logiques, cest que vous reculez du principe général doù vous partez. Cest ce quil faudrait voir. Peut-être quen y regardant bien on trouverait que cest M. de Molinari lui-même dont la logique ségare, en tirant de fausses conséquences dun principe mal posé. Au fait, voyons un peu. |
GM-RSLfr.49 | Dans le cours de son ouvrage lauteur parle souvent, un peu trop souvent peut-être, de principes absolus. Y a-t-il, ny a-t-il pas des principes absolus? Question un peu vague, dautant plus difficile à résoudre quon ne sentend pas toujours très-bien sur la valeur du mot. Ce quil y a de certain du moins, cest que, pour avoir le droit de tirer à perte de vue toutes les conséquences dun principe, il faut le poser bien nettement au début, avec toutes les circonstances qui létendent ou le restreignent; autrement, avec la logique la plus serrée et la plus étroite, on sexpose souvent à détranges écarts; or, poser carrément un principe, cest ce quil est souvent bien difficile de faire, et cest notamment ce que M. de Molinari na pas fait. |
GM-RSLfr.50 | La concurrence est à la fois un mobile dactivité et de lordre; elle fait régner partout la règle; elle met chacun et chaque chose à sa place: oui, mais à une condition. Cest que la fraude et la violence seront bannies des transactions humaines: autrement, adieu lordre, adieu la règle; il ny a plus que désordre et confusion. Parlez donc de concurrence à des gens qui vous mettent à lépée dans les reins ou le pistolet sur la gorge. La condition nécessaire pour que la concurrence soit de mise, cest que lépée rentre dans son fourreau et le pistolet dans sa gaîne. Voilà, monsieur, ce que vous oubliez. Cette condition, les économistes ne la mentionnent pas dordinaire; peut-être même ny pensent-ils pas, mais ils la sentent du moins, et, bien ou mal comprise, elle est toujours sous-entendue dans leurs écrits. Mais vous, vous nen tenez pas compte, et de là létrange écart auquel vous vous livrez. |
GM-RSLfr.51 | Sil faut, pour que la concurrence soit de mise, que la violence soit bannie des transactions, il faut donc supposer aussi quil existe une autorité supérieure, prête à sinterposer entre les contractants: autrement le plus fort imposera toujours sa loi. Par rapport aux transactions entre particuliers, cette autorité supérieure, cest le Gouvernement, cest lÉtat, qui plane sans cesse au-dessus deux. Cest grâce à lintervention de lÉtat, cette justice humaine organisée, que vous pouvez librement traiter avec dautres particuliers, fussent-ils même plus forts que vous, sans avoir à redouter leur violence, et voilà comment la concurrence devient possible et bonne. Mais entre les particuliers et lÉtat, qui donc interviendra? Personne. Vous navez donc ici aucune garantie contre la violence, contre labus de la force, et voilà ce qui rend la concurrence proprement dit à jamais impossible dans ces sortes de transactions. |
GM-RSLfr.52 | Vous comparez lÉtat à une Compagnie dassurance, et vous prétendez que vous irez chercher librement auprès de lui une garantie de sécurité, comme vous iriez chercher ailleurs une garantie contre lincendie ou le naufrage. Suivez un peu la comparaison, et voyez: |
GM-RSLfr.53 | Quand vous vous adressez à une Compagnie dassurace contre lincendie, vous lui demandez tout simplement ses conditions. Si ces conditions ne vous conviennent pas, vous allez ailleurs et tout est dit. Nul danger quelle vous happe, fût-elle dix fois plus forte que vous, car la force publique est là qui vous protège contre elle. Supposez que vous ayez accepté ses conditions et quensuite vous ayez à vous plaindre de la manière dont elle les a remplies; vous réclamez, et les tribunaux, délégation de lÉtat, jugent souverainement entre elle et vous. Vous faites mieux que vous plaindre, vous la quittez pour vous adresser à une autre. Rien de plus simple encore; elle ne vous retiendra pas de force, parce que lÉtat vous défend toujours contre les violences quelle voudrait exercer. Ici donc la concurrence ressort tout son effet, parce que les transactions sont libres, grâce à cette autorité supérieure qui plane sans cesse au-dessus des contractants. |
GM-RSLfr.54 | Mais vis-à-vis lÉtat, cest autre chose. Si vous lui parlez dabord, vous particulier, de débattre avec lui vos conditions; il vous répond quil ne les débat pas, quil les impose. A qui vous adressez-vous pour en avoir raison? Vous le quittérez, dites-vous, pour vous faire assurer ailleurs. Vous le pouvez sans doute (sauf pourtant dans certains pays), mais à condition de sortir de son domaine; cest-à-dire, à condition de quitter votre famille, votre patrie, et daller porter vos pénates dans une terre étrangère; et alors même vous naurez fait que changer de joug. Mais si vous restez dans son domaine, vous aurez beau dire que vous renoncez à sa protection, il ne renoncera pas, lui, à lautorité quil veut exercer sur vous, et vous serez bien forcé de la subir. Il vous tient sous sa coupe et ne vous lâchera pas, quoi que vous puissiez dire, car il ny a pas là dautorité supérieure qui vous protège contre ses prétentions. |
GM-RSLfr.55 | Quon ne parle donc pas de concurrence par rapport aux fonctions de lÉtat. Ici, toutes les conditions de la concurrence font défaut, parce que les transactions ne sont pas libres. Les transactions ne sont pas libres, disons-nous, et elles ne peuvent pas lêtre. LÉtat, vis-à-vis des particuliers, cest le fort contre la faible, le fort armé contre le faible désarmé, sans quil existe aucun arbitre qui puisse rétablir entre eux léquilibre. Eh! nest-ce pas pour cela précisément que de tout temps lÉtat a abusé de sa force pour troubler cet ordre naturel des choses, ces lois éternelles de la justice quil aurait dû se borner à maintenir? LÉtat force les particuliers à déposer leurs épées pour nen appeler quà la justice; mais il tient constamment la sienne hors du fourreau, et cette épée est lourde. Il le faut bien, dailleurs; aussi nest-ce pas cela que nous lui reprochons. Mais cest se moquer de prétendre quon puisse invoquer les lois de la concurrence vis-à-vis de ce matador armé. Non, non; il y a ici un monopole naturel; monopole nécessaire parce quil est inévitable. Quant au remède contre les abus de ce monopole, il nest pas dans une concurrence impossible, mais dans les garanties constitutionnelles et lintervention régulières des citoyens dans les affaires publiques. |
GM-RSLfr.56 | Ceci pourrait nous conduire à examiner un autre paradoxe de M. Molinari, qui consiste à dire quil ny a pas de monopoles naturels. Mais nous ne voulons pas étendre davantage ce compte-rendu déjà trop long. Peut-être reprendrons-nous un jour une à une les propositions excentriques dont son livre abonde et quil semble se plaire à soulever; car, lors même que ces propositions sont fausses, elles sont toujours ingénieuses, bien présentées, spirituellement déduites, et il peut y avoir quelque profit à signaler lerreur première doù elles découlent. |
GM-RSLfr.57 | Les erreurs de M. de Molinari ont cela de bon, quelles ne sont pas dangereuses. Elles auraient même un côté utile en ce quelles forceraient les économistes à creuser plus profondément la science pour en découvrir le principe caché. Le malheur est quelles déparent son livre, on y jetant, dune manière fort regrettable, le faux au travers du vrai. Franchement, si M. de Molinari avait des propositions neuves à mettre au jour, vraies ou fausses, il naurait pas dû les produire ici, car elles ny sont pas à leur place. Dans un livre destiné à combattre les préjugés des conservateurs et les illusions des socialistes, en leur opposant la vérité économique, il naurait dû émettre que des principes faciles à accepter. Dans ces limites, il la prouvé lui-même, son fonds était encore assez riche pour quil neût rien à regretter. En y mêlant, mal à propos, des principes tout au moins contestables, nous craignons bien quil nait affaibli, infirmé lensemble et compromis gravement le résultat utile quil sétait proposé. |
GM-RSLfr.58 |
On lira pourtant ce livre, lun des meilleurs, après tout, que notre crise sociale ait inspirés.
Journal des Économistes, t. 24, no. 104 (15 novembre 1849), pp. 364-372.
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