Au moment où nous sommes, le régime de la liberté de lindustrie, impliquant la concurrence intérieure, a généralement prévalu dans les États civilisés, tant pour les produits de lagriculture, de lindustre et des arts que pour les services religieux, et les progrès de la liberté commerciale y ajoutent, de plus en plus, la concurrence extérieure. Lancien régime des marchés appropriés nexiste plus que pour un petit nombre dindustries, les unes réputées en possession dun monopole naturel et soumises à une réglementation destinée à le limiter, les autres englobées, pour des raisons diverses, dans la régie de lÉtat.
§ 2. La servitude politique. Cet ancien régime des marchés appropriés, tous les États se sont appliqués, en revanche, à le conserver pour leurs propres services. Les États issus de la révolution se sont même montrés plus encore que les autres jaloux de le maintenir, et de perpétuer, apparemment dans lintérêt de la liberté, la servitude politique. En France, le gouvernement révolutionnaire a commencé par proclamer lindivisibilité de la République, et le gouvernement de lUnion américaine a sacrifié à cette nécessité, réelle ou supposée, un million de vies humaines et quinze ou vingt milliards de francs, engloutis dans la guerre de sécession. Toute tentative de séparation est considérée comme un crime de haute trahison que les républiques démocratiques aussi bien que les monarchies absolues ou constitutionnelles réprouvent avec horreur et châtient avec sévérité1. On va même plus loin: en vue de prévenir les tentatives de morcellement du marché politique, on oblige les populations suspectes de tendances sécessionnistes à renoncer à leurs institutions et à leur langue, et on leur impose les institutions et la langue dites nationales.
Il sagit de savoir si ces mesures répressives et préventives, sans parler de la réprobation morale, sont justifiées ou non; si, tandis que le progrès a consisté à supprimer les servitudes industrielles, commerciales et religieuses qui assuraient aux corporations de lancien régime la propriété de leur marché, à lexclusion de toute concurrence intérieure ou extérieure, cette servitude doit être maintenue pour le marché politique; sil est, et sil sera toujours nécessaire que les consommateurs politiques demeurent assujettis à la maison, à la corporation ou à la nation propriétaire exploitante de lÉtat, et contraints de consommer ses services bons ou mauvais; sils ne pourront jamais posséder la liberté de fonder des entreprises politiques en concurrence avec celle-là, daccorder leur clientèle à des entreprises concurrentes ou même de ne laccorder à aucune dans le cas où ils trouveraient plus davantage à demeurer les propres assureurs de leur vie et de leur propriété; sil est, en un mot, dans la nature des choses que la servitude politique se perpétue et que les hommes ne puissent jamais posséder la liberté de gouvernement.
Il est clair que cette servitude, la plus onéreuse de toutes, car elle sapplique à des services de première nécessité, ne peut être maintenue, sous un régime où la liberté est de droit commun, quà une condition, cest dêtre motivée par lintérêt général. Si cet intérêt exige que les propriétaires exploitants des établissements politiques demeurent investis de la propriété intégrale de leur marché, aussi longtemps du moins quils ne sont pas obligés de céder une partie de ce marché, à la suite dune guerre malheureuse, ou quils ne jugent point avantageux de sen dessaisir par une vente ou un troc, la liberté de gouvernement ne saurait être établie utilement comme lont été la liberté des cultes, de lindustrie et du commerce. Dans cette hypothèse le droit de sécession devrait être à jamais frappé dinterdit ou, pour mieux dire, il ny aurait pas de droit de sécession. Il convient de remarquer toutefois que des brèebes importantes ont déjà été faites à cette partie du vieux droit publie, sous linfluence des changements que les progrès de la sécurité, de lindustrie et des moyens de communication ont introduits dans les relations des peuples civilisés. Si les gouvernements nadmettent aucune concurrence dans les limites de leur marché, ils ont généralement renoncé à empêcher leurs sujets de faire acte de sécession individuelle par voie démigration et de naturalisation à létranger. En revanche, ils nadmettent aucun acte de sécession collective, qui entame leur domaine territorial. Toutefois encore, si les sécessionnistes sont assez forts pour opérer cette séparation comme lont été les colons anglais et espagnols de lAmérique du Nord et du Sud, les anciens propriétaires exploitants de ces marchés séparés se résignent à accepter le « fait accompli » et ils finissent même par reconnaître la légitimité des gouvernements sécessionnistes. Mais dans ce cas ils ne cèdent quà la force, et il est presque sans exemple quune sécession ait été accomplie à lamiable.
Examinons donc quels motifs peuvent être invoqués en faveur du maintien de la servitude politique, en prenant ce mot dans son acception économique, tandis que les autres servitudes ont cessé généralement dêtre considérées comme nécessaires.
1. Les pénalités contre les manœuvres séparatistes ont été renouvelées en France par la loi de 1871 contre lAssociation internationale des travailleurs et le séparatisme.
Lidée même de patrie, lisons-nous dans lexposé des motifs du projet de loi, disparaîtrait sil était loisible de proposer la rupture du lien national, sans que la loi pût réprimer de pareilles provocations.
Les lois qui répriment les crimes et délits contre lordre public sont muettes cependant sur ce point et ne contiennent aucune peine contre ce genre de délit nouveau dans notre pays. Larticle 77 du Code pénal punit de la peine capitale les intelligences entretenues et les manœuvres pratiquées avec les ennemis de lÉtat pour leur livrer une partie du territoire. La provocation par la voie de la presse à des crimes de cette nature est punie par les lois sur la presse, et notamment par les articles 1 et 2 de la loi du 17 mai 1819, qui punissent la provocation publique aux crimes et délits. Mais ces dispositions ne seraient pas facilement appliquées aux manœuvres ou aux manifestations publiques des séparatistes, ni à lappel fait au suffrage universel pour le provoquer à se prononcer contre le maintien national.
Cest cette lacune que le projet de loi soumis à lAssemblée aurait pour objet de combler. Nous ne proposons que des peines modérées et prises dans la nature même du délit: le condamné sera privé de la qualité de citoyen français après en avoir méconnu et la dignité et les devoirs les plus essentiels. Soumis en France à la condition des étrangers, privé de cette nationalité quil aurait, en quelque sorte, abjurée par avance, il ne pourrait reconquérir la qualité de Français quen accomplissant les conditions prescrites à létranger qui aspire à devenir citoyen.
La loi préserverait ainsi le principe de la souveraineté nationale dattaques dont le danger nest sans doute pas grand au milieu de populations françaises de cœur, mais qui ne sauraient rester impunies.
§ 3. Raison dêtre de la servitude politique. Sous lancien régime, cette servitude était, comme toutes les autres, motivée par les nécessités de létat de guerre. En supposant quune partie de la nation eût possédé le droit de se séparer de lÉtat soit pour sannexer à un État concurrent soit pour fonder un État indépendant, soit enfin pour vivre sans gouvernement, lexercice de ce droit eût produit une nuisance générale, nuisance dautant plus grande que la nation eût été exposée à être envahie, détruite ou assujettie par des peuples moins avancés, tels que les barbares qui menaçaient les frontières des États de lantiquité et du moyen âge. La sécession dune partie de la population, en diminuant ou simplement en divisant les forces de lÉtat eût aggravé le risque de destruction, dasservissement et en tous cas de recul de civilisation qui pesait sur la nation à laquelle lÉtat servait de rempart. On peut comparer la situation des nations civilisées, dans cette période de lhistoire, à celle des populations des contrées menacées incessamment, comme la Hollande, par les flots de locéan. Il est nécessaire que tous les habitants, sans exception, contribuent à lentretien des digues: ceux qui sy refuseraient profiteraient indûment dun appareil de défense dont ils ne supporteraient point les frais; ils augmenteraient dautant les charges des autres, et si les ressources de ceux-ci ne suffisaient point pour élever des digues assez solides et assez hautes, ils sexposeraient eux-mêmes à être victimes de leur malhonnête égoïsme; ceux qui sobstineraient à établir des digues particulières sans les rattacher au système commun compromettraient de même lœuvre nécessaire de la défense contre lélément destructeur. Aux époques où la civilisation était menacée par la barbarie, la servitude politique simposait donc comme une absolue nécessité. En revanche, elle a perdu en grande partie sa raison dêtre depuis que la supériorité des forces a passé du côté des peuples civilisés. Cependant elle peut encore être motivée, quoique à un degré moindre, par les inégalités de civilisation qui subsistent de pays à pays.
Dans létat actuel du monde, bien que la supériorité des forces physiques et morales, des ressources et des connaissances techniques qui sont les matériaux de la puissance militaire, appartienne visiblement aux nations les plus civilisées, on ne saurait affirmer quelles soient entièrement à labri des invasions des peuples moins avancés. Sans doute, les populations de lEmpire russe, par exemple, nont aucun intérêt à envahir lEurope centrale et occidentale, à la manière des hordes barbare» et pillardes qui détruisirent jadis lEmpire romain; mais dans létat arriéré où se trouve encore la constitution politique de lEurope, ce nest pas lintérêt général des populations qui décide de la paix et de la guerre. Tantôt, cest lintérêt bien ou mal entendu dune maison souveraine et de larmée de fonctionnaires militaires et civils sur laquelle elle sappuie; tantôt cest lintérêt dun parti, dont létat-major se recrute dans une classe vivant du budget et de ses attenances et à laquelle la guerre fournit un accroissement de débouchés, partant de bénéfices, ou simplement dont elle peut, suivant les circonstances, consolider la domination. Dans cette situation et aussi longtemps quelle subsistera, les peuples les plus civilisés demeureront exposés au risque de linvasion et de la conquête, et la servitude politique conservera jusquà un certain point sa raison dêtre. Mais que cet état de choses vienne à cesser, que lintérêt général des consommateurs politiques acquière assez de puissance pour maîtriser les appétits dexploitation et de rapine des producteurs, que le risque dinvasion et de conquête saffaiblisse en même temps que seffaceront, sous linfluence de la multiplicité des échanges, et du rayonnement des lumières, les inégalités de civilisation, la servitude politique perdra toute raison dêtre, la liberté de gouvernement deviendra possible.
§ 4. Système de gouvernement approprié à la servitude politique. Le régime constitutionnel ou contractual. En attendant, les consommateurs politiques devront se résigner à supporter les défectuosités naturelles du vieux régime de lappropriation des marchés, sauf à recourir aux moyens, malheureusement toujours imparfaits et insuffisants, de limiter la puissance du monopole auquel ils se trouvent assujettis. Le système adapté actuellement à cet état de choses est celui du gouvernement constitutionnel ou pour mieux dire contractuel, monarchique ou républicain, se résolvant dans un contrat débattu et conclu librement entre la maison ou la société productrice des services politiques et la nation qui les consomme.
Seulement, ce système doit être établi de manière à respecter les lois naturelles qui régissent toutes les entreprises, politiques, industrielles ou commerciales, soit quelles possèdent un monopole, soit quelles se trouvent soumises à la concurrence. Il faut que la maison ou la société politique possède un capital proportionné à limportance et aux exigences de son entreprise, capital immobilier et mobilier, investi sous forme de forteresses, de matériel et de provisions de guerre, de bureaux dadministration et de police, de prisons, de monnaie destinée au paiement de ses employés et de ses ouvriers civils et militaires, etc., etc.; quelle soit maîtresse dorganiser son exploitation et de recruter son personnel, sans quaucune condition ou limite lui soit imposée. En revanche, il faut quelle subisse la responsabilité pécuniaire de ses actes et de ses entreprises; quelle en supporte les pertes sans pouvoir les rejeter sur les consommateurs, sauf dans les cas de force majeure, une invasion de barbares par exemple, —spécifiés dans le contrat; quelle en recueille les bénéfices, sauf encore à partager ceux-ci avec les consommateurs, au-dessus dun certain taux fixé de même dans le contrat; il faut enfin que ses pouvoirs et ses attributions soient strictement limités à ce quexige le bon accomplissement de ses services, qui consistent à préserver de toute atteinte intérieure et extérieure la vie et la propriété des consommateurs politiques, sans quil lui soit permis dempiéter sur le domaine des autres industries. Telles doivent être, en substance, les conditions du contrat si lon veut que les maisons ou les sociétés productrices de services politiques puissent, de nouveau, fonctionner dune manière utile et durable. Cest pour les avoir méconnues, sous linfluence des doctrines et des faits révolutionnaires, cest pour avoir cessé de tenir compte, dans la constitution et le fonctionnement des entreprises politiques, des lois naturelles qui régissent toutes les entreprises que lon a essayé en vain de fonder des gouvernements économiques et stables, et que lon na pas réussi davantage à adapter à létat présent des sociétés ceux que nous a légués lancien régime.
Cependant, ces conditions du contrat politique, les nations peuvent-elles les débattre elles-mêmes et en surveiller lexécution? Nest-il pas indispensable quelles choisissent des mandataires, dabord pour rédiger le contrat après en avoir débattu les clauses avec les délégués de la maison ou de lassociation politique, ensuite pour le modifier et le perfectionner sil y a lieu, enfin pour surveiller et contrôler la fourniture des services politiques, sous le double rapport de la qualité et du prix, régler le compte de participation de la nation aux pertes et aux bénéfices de lentreprise? Cette nécessité a été considérée jusquà présent comme indiscutable. Toutefois, en présence de la corruption à peu près inévitable du régime représentatif, on peut se demander si les garanties quon croit y trouver ne sont pas, le plus souvent, illusoires, sil ne serait pas préférable dabandonner aux consommateurs eux-mêmes le soin de débattre les conditions du contrat, de le modifier et den surveiller lexécution, sans leur imposer aucune formule de représentation. Sans doute, les consommateurs politiques sont individuellement incapables de se charger de cette tâche, mais des associations librement formées entre eux ne pourraient-elles pas sen acquitter avec lauxiliaire de la presse? Dans les pays où la masse de la population ne possède ni la capacité ni les loisirs nécessaires pour soccuper des choses de la politique, cette représentation libre des consommateurs, recrutée parmi ceux qui possèdent cette capacité et ces loisirs, ne serait-elle pas un instrument de contrôle et de perfectionnement de la gestion de lEtat plus efficace et moins sujet à se rouiller ou à se vicier que la représentation officielle dune multitude ignorante ou dune classe privilégiée?
§ 5. La liberté de gouvernement. —Un jour viendra toutefois, et ce jour nest peut-être pas aussi éloigné quon serait tenté de le supposer en considérant la marche rétrograde que la révolution a imprimée aux sociétés civilisées; un jour viendra, disons-nous, où la servitude politique perdra toute raison dêtre et où la liberté de gouvernement, autrement dit la liberté politique, sajoutera au faisceau des autres libertés. Alors, les gouvernements ne seront plus que des sociétés dassurances libres sur la vie et la propriété, constituées et organisées comme toutes les sociétés dassurances. De même que la communauté a été la forme de gouvernement adaptée aux troupeaux et aux tribus des temps primitifs, que lentreprise patrimoniale ou corporative, avec monopole absolu ou limité par des coutûmes, des chartes, des constitutions ou des contrats, a été celle des nations de lère de la petite industrie; lentreprise par actions avec marché libre sera, selon toute apparence, celle qui sadaptera aux sociétés de lère de la grande industrie et de la concurrence1.
1. Voir les Soirées de la rue Saint-Lazare, 11e Soirée, p. 303. Les Questions déconomie politique et de droit public, la liberté de gouvernement, t. II, p. 245. Cours déconomie politique, les consommations publiques, 12e leçon, p. 480.
IV. La commune et son avenir. Dans les temps primitifs, les sociétés embryonnaires, vivant de la chasse, de la pêche et de la récolte des fruits naturels du sol, formaient des communautés politiques, au gouvernement et à la défense desquelles tous leurs membres étaient obligés de contribuer. Dans la période suivante, lorsque la mise en culture régulière des plantes alimentaires et la création de la petite industrie eurent permis aux hommes de se multiplier en proportion de lénorme accroissement de leurs moyens de subsistance, les fonctions politiques, devenues productives, se séparèrent et se spécialisèrent entre les mains dune corporation ou dune maison, fondatrice et exploitante de lÉtat. Soit quil fût partagé entre les membres de la corporation et formât un ensemble de seigneuries rattachées par les liens de la féodalité, soit quil se concentrât entre les mains dun seul maître et propriétaire héréditaire, ce domaine politique dut être subdivisé en raison des nécessités de sa gestion. Cette subdivision sopéra de deux manières: tantôt elle fut lœuvre des propriétaires exploitants de lÉtat, tantôt celle des populations qui leur étaient assujetties.
Dans tous les pays où la population conquise a été réduite en esclavage, la commune, par exemple, ne se constitue ou pour mieux dire ne se reconstitue quà lépoque où les esclaves passent à létat de serfs; dans ceux où les conquérants se bornent à assujettir les habitants au servage, la commune est constituée par la tribu ou le troupeau primitif, fixé au sol, dabord par les nécessités de lexploitation de lagriculture et des métiers, ensuite par lintérêt du propriétaire du domaine politique qui vit de lexploitation du cheptel humain de ce domaine, en lobligeant à en cultiver une partie à son profit, et en lui laissant la jouissance du reste. Mais soit quil sagisse dune population passée de lesclavage au servage ou immédiatement réduite à cette forme progressive de la servitude, le propriétaire politique, roi ou seigneur, ne simpose la peine et les frais nécessaires pour la gouverner quautant quil y est intéressé et dans la mesure de son intérêt. Il laisse les groupes ou les communautés se former à leur convenance suivant la configuration du sol, la facilité des communications locales, la langue et les affinités de race ou de caractère, sauf à empêcher chaque commune dempiéter sur les limites des autres ou de franchir celles de son domaine1. Il les laisse encore suivre leurs coutumes, parler leur langue ou leur patois, se servir de leurs poids et mesures, pourvoir, à leur guise, à leurs divers besoins individuels ou collectifs, en exceptant seulement les services susceptibles de lui valoir une rétribution ou un profit. Il les oblige par exemple à lui acheter du sel, à se servir de sa monnaie, de son four et de son pressoir; enfin, il les soumet à sa justice, au moins quand il sagit de crimes ou de délits qui troublent la paix du domaine et surtout datteintes à ses droits et de révoltes contre sa domination. Les communes forment dautres groupements, des cantons, des bailliages pour létablissement et lentretien des moyens de communication, la perception des redevances, et plus tard, lorsque les seigneuries sont absorbées dans le domaine royal, elles forment des provinces administrées par un intendant. Certaines communes favorablement situées pour lindustrie et le commerce prennent un développement considérable; elles deviennent des villes; les industries et les métiers se constituent en corporations, dont les chefs ou les notables administrent la cité sous lautorité du seigneur. Il arrive alors, surtout lorsque le seigneur exige des redevances trop lourdes; lorsque son joug est tyrannique ou bien encore lorsque les magistrats et les meneurs du peuple sont affamés de domination, que les communes veulent saffranchir de lautorité seigneuriale et se gouverner elles-mêmes. Quelquefois le seigneur consent à leur vendre la franchise, en capitalisant la somme des redevances; dautres fois, elles entreprennent de la conquérir par la force. En France, le roi favorise cette insurrection des communes, en vue dabaisser la puissance des seigneurs. Mais il arrive rarement que les communes affranchies réussissent à se bien gouverner elles-mêmes. Tantôt la population est exploitée par loligarchie des métiers, tantôt la commune est le théâtre de la lutte des partis, recrutés les uns dans la bourgeoisie, les autres dans la populace, qui se disputent lexploitation du petit Etat communal. Cest une lutte analogue à celle dont nous sommes aujourdhui témoins, dans les pays où lÉtat est devenu la propriété de la nation. Cependant, lorsque les grandes seigneuries eurent absorbé les petites et, plus tard, lorsque la royauté eut absorbé les grandes, on vit disparaître ce que les communes et les provinces avaient acquis ou conservé dindépendance. Telle était la disproportion entre les forces dont disposait le maître dun grand État et celles dune commune ou même dune province que toute lutte était désormais impossible entre eux. La conséquence fut que communes et provinces ne conservèrent que la portion du gouvernement delles-mêmes que le maître de lÉtat ne trouva aucun profit à leur enlever ou qui aurait été pour lui une charge sans compensation suffisante. Telle était la situation lorsque la Révolution éclata.
Tout en faisant passer entre les mains de leurs intendants et de leurs autres fonctionnaires civils et militaires les attributions et les pouvoirs exercés auparavant par les seigneurs et leurs officiers, en augmentant même ces attributions et ces pouvoirs, aux dépens de ceux des agents du self government communal ou provincial, les rois avaient cependant respecté, dans une certaine mesure, les coutumes locales, et ils ne sétaient point avisés de toucher aux groupements qui sétaient formés naturellement, dans le cours des siècles, sous linfluence des besoins et des affinités des populations. Mais cet état de choses ne pouvait trouver grâce devant les novateurs ignorants et furieux qui prétendaient refondre et régénérer demblée la société française. Ils découpèrent, suivant leur fantaisie, les circonscriptions provinciales, et remplacèrent les trente-deux provinces du royaume par quatre-vingt-trois départements, en triplant ainsi ou à peu près le haut personnel à appointements de ladministration. En même temps, ils portèrent à son maximum de développement la centralisation qui avait été, sous lancien régime, la conséquence naturelle de labsorption successive des petites souverainetés seigneuriales dans le domaine politique du roi, et à laquelle avait contribué aussi une cause purement économique. En effet, à mesure que la productivité de lindustrie saugmentait sous linfluence des inventions mécaniques et autres, on voyait saccroître la rétribuabilité des fonctions gouvernantes de tout ordre; il devenait par conséquent avantageux de faire passer, dès quelles devenaient rétribuables, les fonctions du self government local dans le domaine de ladministration centrale. Cétaient autant de situations qui élargissaient le débouché administratif et augmentaient limportance et linfluence du haut personnel, distributeur des places. Ladministration centrale alla ainsi grossissant aux dépens du self government local qui ne conserva plus que des attributions subordonnées, faiblement rétribuées ou gratuites.
Cette centralisation des services avait des avantages et des inconvénients: des avantages, en ce que les fonctionnaires ou les employés spécialisés et suffisamment rétribués de ladministration générale dun pays peuvent posséder, à un plus haut degré, les connaissances nécessaires à lexercice de leurs fonctions et sen acquitter mieux que des fonctionnaires ou des employés à besognes multiples, à appointements insuffisants ou sans appointements dune administration locale; à quoi il faut ajouter quils sont moins accessibles aux influences et aux passions de clocher; des inconvénients, en ce que les moindres affaires passant par une longue filière administrative ne peuvent être résolues quaprès de nombreux délais, quelle que soit lurgence dune solution. Ces avantages et ces inconvénients sont devenus, comme on sait, une source inépuisable de débats entre les partisans de la centralisation et ceux de la décentralisation: les uns voulant augmenter les attributions du gouvernement central aux dépens des sousgouvernements départementaux et communaux; les autres prétendant, au contraire, réserver au département et à la commune lexamen et la solution définitive de toutes les affaires locales. Mais ni les uns ni les autres ne se sont avisés de rechercher sil ny avait pas lieu de diminuer et de simplifier ces attributions, en abandonnant à lindustrie privée une partie des services accaparés par lÉtat, le département ou la commune. Quelle que fût lissue de ces débats, elle ne pouvait donc avoir pour résultat de diminuer les charges des consommateurs de services publics.
La décadence de lancien régime et la rétrogression vers le communisme politique qui a caractérisé le régime nouveau, en déterminant léclosion des partis et leur compétition pour lexploitation de lÉtat devaient, au contraire, avoir pour conséquence daccroître le nombre et le poids des fonctions de tout ordre constituant le butin nécessaire de ces années politiques. Sans doute, la portion de ce butin que pouvaient fournir les administrations locales était de moindre valeur que celle qui formait le contingent de ladministration centrale. Un bon nombre de fonctions même, celles de conseillers communaux et départementaux, de maires et dadjoints étaient demeurées gratuites ou ne procuraient que de faibles indemnités, et ceux qui les briguaient ne manquaient pas de faire sonner bien haut leur désintéressement et leur dévouement patriotique, mais elles étaient investies dune influence qui se monnayait dune manière ou dune autre en avantages matériels; elles étaient dailleurs le chemin qui conduisait aux autres. Cest pourquoi nous avons vu, sous linfluence des mêmes causes qui ont agi pour augmenter les attributions et grossir le budget de lÉtat, croître les attributions et les budgets locaux, particulièrement dans les villes. La tendance des administrations urbaines a été de transformer la commune en un petit État, autant que possible indépendant du grand, ayant entre ses mains non seulement les services de lédilité et de la voirie, mais encore la police, linstruction publique, les théâtres, les beaux-arts, taxant à sa guise la population et sentourant, à linstar de lÉtat central, dune muraille douanière fiscale, et même protectrice de lindustrie municipale. Les dépenses communales, départementales ou provinciales ont crû, en conséquence, dans une progression qui dépasse même, dans certaines communes, celle des dépenses de lÉtat, et le résultat a été que la vie y est devenue de plus en plus chère. Il semblerait au premier abord que le gouvernement central dût sopposer à ce débordement des dépenses locales, en vue de sauvegarder ses propres recettes. Il a interdit, en effet, aux communes dempiéter sur ses attributions et il a veillé à ce quelles nétablissent point des impôts qui puissent faire aux siens une concurrence nuisible, mais il na rien fait pour les empêcher détendre leurs attributions aux dépens de lindustrie privée, et cela se conçoit aisément: les partis politiques en possession du gouvernement ou aspirant à le posséder ne sont-ils pas intéressés à laccroissement du butin des places et des situations influentes, aussi bien dans la commune, le département ou la province que dans lÉtat, puisque ce butin constitue le fonds de rétribution de leur personnel?
Cependant un moment viendra où ce fardeau, aujourdhui si rapidement croissant, ne pourra plus saccroître, où une évolution analogue à celle dont nous avons montré linévitable nécessité dans lEtat, devra sopérer dans la commune, le département ou la province. Cette évolution sera déterminée: 1° par limpossibilité où se trouveront les administrations locales de couvrir plus longtemps leurs dépenses au moyen de limpôt ou de lemprunt; 2° par la concurrence intercommunale et régionale, activée par le développement des moyens de communication et la facilité croissante des déplacements de lindustrie et de la population. Les localités où les frais de production de lindustrie et le prix de la vie seront surélevés à lexcès par les taxes locales courront le risque dêtre abandonnées pour celles où cette cause de renchérissement sévira avec une moindre intensité; elles seront obligées alors, sous peine de ruine, de restreindre leurs attributions et leurs dépenses. En dehors de lédilité et de la voirie, comprenant les services des égouts, des moyens de communication, du pavage, de léclairage et de la salubrité, il ny a pas un seul service municipal qui ne puisse être abandonné à lindustrie privée. Enfin, si nous considérons ces services mêmes, nous nous apercevrons que la tendance déjà manifeste du progrès consiste à les annexer aux industries immobilières qui pourvoient à lexploitation des immeubles et du sol, et par conséquent à en incorporer directement les frais dans les prix de revient de ces industries.
Essayons, en recourant à une simple hypothèse, de donner une idée du modus operandi de cette transformation progressive. Supposons quune société immobilière se constitue pour construire et exploiter une ville nouvelle (et ne voyons-nous point déjà des sociétés de ce genre construire des rues et même des quartiers?) sous la condition de demeurer pleinement libre de la bâtir, de lentretenir et de lexploiter à sa guise, sans quaucune administration centrale ou locale savise de se mêler de ses affaires; comment procédera-t-elle? Elle commencera dabord par acheter lemplacement nécessaire dans la localité quelle jugera la mieux située, la plus aisément accessible et la plus salubre; elle convoquera ensuite des architectes et des ingénieurs pour tracer les plans et faire les devis de la future cité, et, parmi ces plans et devis, elle choisira ceux qui lui paraîtront les plus avantageux. Les entrepreneurs et les ouvriers de lindustrie du bâtiment et de la voirie se mettront aussitôt à lœuvre. On percera les rues, on construira des maisons dhabitation appropriées aux différentes catégories de locataires, on noubliera pas les écoles, les églises, les théâtres, les salles de réunion. Cependant il ne suffit pas, pour attirer les locataires, de mettre à leur disposition des logements, des écoles, des théâtres et même des églises;il faut que les habitations accèdent à des rues bien pavées et éclairées, que les habitants puissent se procurer chez eux leau, le gaz et lélectricité; quils aient à leur service des véhicules variés et à bon marché, enfin que leurs personnes et leurs propriétés soient préservées de toute nuisance dans lenceinte de la cité. Mieux tous ces services seront remplis, moins cher ils coûteront et plus rapidement se peuplera la nouvelle cité. Que fera donc la compagnie propriétaire? Elle fera paver les rues, établir des trottoirs, creuser des égouts, construire et décorer des squares; elle traitera avec dautres entreprises, maisons ou compagnies, pour la fourniture de leau, du gaz, de lélectricité, de la sécurité, des tramways, des chemins de fer aériens ou souterrains, cest-à-dire pour les services qui ne peuvent, en vertu de leur nature particulière, être individualisés ou faire lobjet dune concurrence illimitée dans lenceinte limitée de la cité. Pour les omnibus et les voitures de place, elle se bornera, au contraire, à faire appel à la concurrence, sauf dans le cas où celle-ci ne pourrait se développer par suite de linsuffisance de la demande; elle stipulera dans ce cas létablissement dun tarif maximum, tout en demandant aux entrepreneurs de locomotion aussi bien quaux propriétaires de voitures particulières un abonnement au pavage et à léclairage. Elle établira des règlements de voirie et de salubrité; interdira ou isolera les entreprises dangereuses, insalubres, incommodes ou immorales. En outre, comme il est possible que le plan de la cité doive être modifié plus tard, quil faille élargir certaines rues, en supprimer dautres, la compagnie se réservera le droit de reprendre la disposition de ses immeubles, moyennant une indemnité proportionnée à la durée des baux restant à courir; mais il est clair quelle nusera de ce droit quen vue daugmenter les produits de son exploitation. Cette exploitation, elle ladministrera soit elle-même, soit au moyen dune agence urbaine, chargée dune part du bon entretien de la cité et de la surveillance des différents services y attenant, dune autre part de la perception des loyers, dans lesquels seront compris les services qui ne peuvent être séparés de la jouissance de lhabitation, tels que la police locale, les égouts, le pavage et léclairage des rues.
Une compagnie ainsi constituée pour exploiter sur une grande échelle lindustrie du logement sera intéressée à diminuer autant que possible les frais de construction, dentretien et de gestion de ses immeubles et elle aura pour tendance naturelle délever autant que possible le taux de ses loyers. Si elle jouissait dun monopole, cette tendance ne pourrait être combattue et neutralisée que par une coutume ou une réglementation analogue à celle qui limitait jadis le pouvoir de toutes les industries de monopole; mais, grâce à la multiplicité des moyens de communication et à la facilité des déplacements, ce monopole nexiste plus pour lindustrie du logement. Il nest besoin daucun appareil artificiel pour protéger les consommateurs; la concurrence suffit pour obliger les producteurs de logements, si vastes que soient leurs entreprises, à améliorer leurs services et à abaisser leurs prix au taux nécessaire pour rétribuer leur industrie.
Poursuivons maintenant notre hypothèse. Supposons que la situation favorable de la nouvelle cité, la bonne gestion des services urbains et la modicité du taux des loyers agissent pour attirer la population et quil devienne avantageux de construire un supplément dhabitations. Noublions pas que les entreprises de tous genres ont leurs limites nécessaires, déterminées par la nature et le degré davancement de leur industrie, et quen deçà comme au delà de ces limites, leurs frais de production vont croissant et leurs bénéfices diminuant. Si la compagnie qui a construit et qui exploite la cité estime que ces limites se trouvent atteintes, elle laissera à dautres le soin de lagrandir. On verra donc se former dautres compagnies immobilières qui construiront et exploiteront des quartiers nouveaux, lesquels feront concurrence aux anciens, mais augmenteront cependant la valeur de lensemble, en accroissant le pouvoir dattraction de la cité agrandie. Entre ces compagnies exploitantes celle-là du noyau de la cité, celles-ci de nouvelles rues ou quartiers, il y aura des rapports nécessaires dintérêt mutuel pour le raccordement des voies, des égouts, des tuyaux du gaz, létablissement des tramways etc.; elles seront, en conséquence, obligées de constituer une union ou un syndicat permanent pour régler ces différentes questions et les autres affaires résultant de la juxtaposition de leurs propriétés, et la même union devra sétendre, sous linfluence des mêmes nécessités, aux communes rurales du voisinage. Enfin, si des différends surgissent entre elles, elles devront recourir à des arbitres ou aux tribunaux pour les vider.
Ainsi se transformeront, selon toute apparence, les communes en entreprises libres pour lexploitation de lindustrie du logement et de ses attenances naturelles. En supposant que la propriété et lexploitation immobilières individuelles continuent de subsister à côté de la propriété et de lexploitation actionnaires, malgré la supériorité économique de celles-ci, les différents propriétaires exploitants de la cité, individus ou sociétés, formeront une union pour régler toutes les questions dintérêt commun , union dans laquelle ils auront une participation proportionnée à la valeur de leurs propriétés. Cette union, composée des propriétaires, individus ou sociétés, ou de leurs mandataires, réglerait toutes les affaires de voirie, de pavage, déclairage, de salubrité, de sécurité par abonnement ou autrement, et elle se mettrait en rapport avec les unions voisines pour le règlement commun de ces mêmes affaires, en tant toutefois que la nécessité de cette entente se ferait sentir. Ces unions seraient toujours libres de se dissoudre ou de sannexer à dautres, et elles seraient naturellement intéressées à former les groupements les plus économiques pour pourvoir aux nécessités inhérentes à leur industrie.
Tandis que les doctrines révolutionnaires et socialistes ont pour tendance daugmenter incessamment les attributions de la commune ou de lEtat, transformé en une vaste commune, en faisant entrer dans sa sphère dactivité toutes les industries et tous les services, ainsi rassemblés et confondus dans un monstrueux monopole, lévolution, suscitée par les progrès de lindustrie et de la concurrence, agit au contraire pour spécialiser toutes les branches de la production, en y comprenant celles qui sont exercées par la commune et lÉtat, et les attribuer à des entreprises librement constituées et soumises a laction à la fois propulsive et régulatrice de la concurrence. Ces entreprises libres nen ont pas moins des rapports déterminés par les nécessités de leur industrie. De là une organisation naturelle mais libre qui va se développant et se modifiant avec ces nécessités mêmes.
Cest ainsi quau lieu dabsorber lorganisme de la société, suivant la conception révolutionnaire et communiste, la commune et lÉtat se fondent dans cet organisme. Leurs fonctions se divisent et la société est composée dune multitude dentreprises formant, sous lempire de nécessités communes qui dérivent de leur nature particulière, des unions ou des États libres exerçant chacun une fonction spéciale. Lavenir nappartient donc ni à labsorption de la société par lÉtat, comme le prétendent les communistes et les collectivistes, ni à la suppression de lÉtat, comme le rêvent les anarchistes et les nihilistes, mais à la diffusion de lÉtat dans la société. Cest, pour rappeler une formule célèbre, lÉtat libre dans la Société libre.
1. La nécessité de ces groupements se fit sentir aussi pour ladministration des services religieux. Cest ainsi quon voit, à lépoque de létablissement et de la propagation du christianisme, se former des communes religieuses ou paroisses, dans un rayon plus ou moins étendu selon la configuration du sol, la densité de la population, la facilité plus ou moins grande des communications. Lorsque la hiérarchie se constitue, ces paroisses se groupent ou sont groupées selon leur situation topographique et leurs affinités de race et de langue, et elles forment un évêché; les évéchés à leur tour sont groupés en archevêchés toujours en tenant compte des circonstances naturelles parmi lesquelles il ne faut pas oublier lappartenance politique; enfin, les archevêchés ressortent directement du pape, sous la réserve de leurs obligations envers le propriétaire politique de lÉtat.