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Un Anarchiste Américain (1902)

par Paul Ghio

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BT-IOBfr.1 Le fait caractéristique que l’on constate chez toutes les sociétés humaines du passé et du présent est la présence, sur le même territoire, et faisant partie de la même collectivité, de deux distinctes catégories d’hommes, la catégorie des gouvernants et la catégorie des gouvernés, la catégorie de ceux qui commandent et la catégorie de ceux qui doivent obéir, la catégorie de ceux qui font les lois et la catégorie de ceux qui sont astreints à les observer. Est-il absolument indispensable que ces deux catégories humaines existent, l’une superposée à l’autre? C’est ce que se sont demandé les anarchistes et leur réponse a été négative. Que le gouvernement, disent-ils, soit le représentant d’un droit soi-disant divin ou l’émanation de la volonté d’une majorité, le résultat d’une conquête ou le produit d’un plébiscite, il ne peut être que l’organe d’une violence permanente et systématique. “Je ne saisis pas bien”, me disait dernièrement à New-York M. Benjamin R. Tucker, l’auteur du beau livre qu’il a lui-même intitulé d’une façon si originale, quoique trop modeste, à mon avis, Instead of a book (A la place d’un livre): “Je ne saisis pas bien la différence qui peut exister entre la violence exercée contre les individus par un Etat dont le chef est devenu tel par la force des baïonnettes, et un Etat représenté par un Parlement nommé par la majorité des électeurs. Qu’est-ce, en réalité, que le bulletin de vote? Le bulletin de vote n’est, en somme, que l’agent légal des baïonnettes et des canons, il ne représente, pour ainsi dire, que des canon et des baïonnettes déguisés.” Ainsi, suivant les anarchistes, l’Etat, même dans les sociétés les plus démocratiques, organisées sur la base du suffrage le plus universel que l’on puisse concevoir est forcément une entrave pour l’essor de l’initiative individuelle. Il agit par autorité; donc, il nous enlève une part de notre liberté personnelle. Qu’il nous mène sur la voie du bien ou sur la voie du mal, c’est par force qu’il nous y conduit, et nous n’entendons pas tolérer que nos actes soient le produit d’une violence. Mais l’Etat nous protège, disent les démocrates. Contre qui? Contre les criminels? Jamais de la vie! car la criminalité jaillit de la loi elle-même et des monopoles qu’elle engendre. Supprimez la loi, détruisez les monopoles qui en sont la conséquence naturelle, et la criminalité disparaîtra à son tour. En tout cas, la protection que l’Etat nous fournit est une protection imposée et non demandée.
BT-IOBfr.2 La protection est un service comme un autre qui, par conséquent, dans une société vraiment libre, devrait être soumis à la loi de l’offre et de la demande. Si le marché était libre, nous pourrions nous procurer la protection dans le cas où nous en aurions besoin, à des prix variables et toujours avantageux. Malheureusement, l’Etat a monopolisé la production de cette protection et, comme tous les monopoleurs, il nous livre de la camelote au lieu de la bonne marchandise, et cela à des prix exorbitants. De même que les accapareurs de vivres vendent souvent du poison au lieu de la nourriture, l’Etat profite de son monopole pour livrer des empiétements au lieu de secours et comme les clients des premiers paient pour être empoisonnés, ceux du second paient pour être asservis. En outre, la canaillerie de l’Etat dépasse de beaucoup celle de tous les accapareurs car c’est lui et lui seul in aeternum qui a le droit de nous fournir sa marchandise et de nous forcer à l’acheter. La démocratie, par conséquent, n’a pas beaucoup d’attrait pour les anarchistes. Elle est, suivant eux, aussi autocratique que n’importe quel régime absolu.
BT-IOBfr.3 La majorité des électeurs, disent-ils, exerce une autorité abusive sur la minorité et cela, non seulement en dépit de l’intérêt de cette dernière, mais aussi bien en dépit d’elle-même, car l’histoire nous fait savoir que le vote de la majorité aboutit constamment à la consécration des soi-disant droits d’une minorité organisée et, déjà toute puissante avant les élections. Ainsi, le vote ne sert, en définitive, qu’à consacrer légalement les privilèges existants et à consolider leur pouvoir effectif. Comme les propriétaires terriens n’éliront jamais que des députés voués au maintien du monopole de la propriété, et les industriels des députés favorables aux prérogatives du capital, les ouvriers seront fatalement amenés à élire des porte-voix de leurs vœux de prolétaires, c’est-à-dire des députés dont l’influence tend nécessairement à la conservation de l’etat de servitude dans lequel les travailleurs vivent. Une lutte constante s’engage alors entre les diverses classes de la société, tandis que la liberté, débarrassée des entraves de l’Etat et vivifiée par un esprit volontaire de solidarité sociale, amènerait naturellement les hommes à une entente fraternelle.

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BT-IOBfr.4 Telle est, en substance, l’opinion que les anarchistes se font de l’Etat et de ses fonctions. Nulle part cette opinion n’est plus répandue ni plus intelligemment entretenue que dans les milieux intellectuels américains. La doctrine anarchiste fait chaque jour des progrès énormes aux Etats-Unis et acquiert de nouveaux prosélytes. Benjamin R. Tucker est le véritable créateur de ce mouvement intéressant qui puise son inspiration non pas dans la révolte inopinée et inféconde, mais dans une propagande active et pacifique en faveur de la liberté individuelle. J’ai eu, je répète, l’occasion d’approcher M. Tucker à New-York et c’est de ses lèvres mêmes que j’ai cueilli l’exposé de ses doctrines. Benjamin R. Tucker naquit en 1854 à South Darmouth [sic] près de New Bedford (Massachussets). De 1872 à 1874 il étudia la technologie à Boston, où il fit la connaissance de Josah [sic] Warren, un précurseur de l’idée anarchiste. Après avoir accompli de nombreux voyages en Europe, il fonda à Boston un journal bi-mensuel Liberty, dont une édition allemande paraissait pendant quelque temps sous le titre de Libertas.
BT-IOBfr.5 A Boston, il collabora aussi au Globe. Puis, après un nouveau voyage à Paris, où il demeura pendant près de six mois, il se retira en 1893 à New-York où il continue encore la publication de son journal Liberty1 devenu actuellement hebdomadaire. M. Tucker, en même temps que son propre journal, dirige une maison d’édition établie sous son nom à New-York même et a publié de nombreux ouvrages de propagande; entre autre, la traduction de toutes les œuvres de Pierre J. Proudhon faite par M. Tucker lui-même. La doctrine sur l’État et la vie sociale de M. Tucker se trouve exposée en entier dans son livre, dont j’ai parlé plus haut intitulé: Instead of a book, by a man too busy to write one. A fragmentary exposition of the [sic] philosophical anarchism, (à la place d’un livre, par un homme trop occupé pour en écrire un. Exposé fragmentaire de l’anarchisme philosophique).
BT-IOBfr.6 Voici comment M. Tucker établit la différence essentielle qui sépare les doctrines anarchistes des doctrines socialistes-collectivistes:
BT-IOBfr.7 “Aucun mouvement intellectuel ou social, dit M. Tucker, n’a jamais atteint une importance plus majestueuse que le mouvement socialiste au XIXe siècle. Ce mouvement a eu pour origine le mot d’un philosophe de l’économie politique, Adam Smith: c’est lui qui a affirmé que le travail est la mesure naturelle de la valeur. Trois hommes se sont emparés ensuite de l’idée géniale de Smith, trois hommes de nationalité différente: Josah [sic] Warren, américain; Pierre J. Proudhon, français; Karl Marx, allemand. Mais tandis que les deux premiers arrivèrent aux mêmes conclusions, indépendamment l’un de l’autre; le troisième, Marx, se servit de la formule de Smith pour parvenir à des conclusions tout opposées. La question fondamentale de la vie économique réside dans le droit de propriété des instruments de production et de circulation, c’est-à-dire de la terre, des machines et de la monnaie. Ces trois facteurs de la vie économique sont actuellement monopolisés par une minorité d’individus dont la puissance jaillit des lois qui affirment la légitimité de ces monopoles. Si la loi, soutenue par la force organisée, ne reconnaissait pas les monopoles dont jouissent les capitalistes et les proprietaries, les monopoles tomberaient nécessairement d’eux-mêmes. Il faut, donc, détruire l’outillage législatif qui est la base de tous les privilèges. Par quel moyen? Josah [sic] Warren et Pierre J. Proudhon tombèrent d’accord sur le point que la destruction d’une contrainte ne peut être le résultat que d’une résistance volontaire. Marx, au contraire, a jugé que les monopoles ne peuvent se détruire que grâce à l’organisation d’un seul et unique monopole, le monopole de l’Etat. Ainsi naquirent le socialisme collectiviste et le socialisme anarchiste.” Le problème ne pouvait pas, à mon avis, être posé avec plus de clarté et de perspicacité. M. Tucker est donc un individualiste convaincu. Il voit dans l’Etat la source de toutes les injustices sociales, et il envisage son abolition comme un remède certain de ces mêmes injustices. L’Etat, ajoute M. Tucker, favorise les privilèges des capitalistes en limitant à des organisations particulières ou en se réservant lui-même la faculté de frapper des monnaies ou d’émettre des billets de banque. Tout le monde, au contraire, devrait posséder ce droit, tous les travailleurs, les producteurs de n’importe quelle catégorie.
BT-IOBfr.8 Aujourd’hui par exemple, moi, je travaille dix heures mais ne consomme que le produit de cinq heures; je devrais avoir le droit de mettre en circulation un bien représentant les cinq heures de travail épargnées. Une banque ou plusieurs banques libres, sur le modèle de la Banque du Peuple imaginée par Proudhon, se chargeraient de l’échange de ces bons entre les producteurs qui ont réalisé des économies et les travailleurs qui ont besoin de capitaux. Les privilèges des capitalistes reçoivent, en outre, un autre encouragement par les tarifs de douane et par les droits d’auteur et les brevets d’invention. Par conséquent, pas de droits de douane, pas de brevets d’invention, pas de droits d’auteur. Le marché doit être absolument libre aux producteurs de tous les pays et aux nouveaux inventeurs. Quant aux propriétaires terriens, leur privilège est, suivant M. Tucker, plus immoral encore: la terre ne peut appartenir qu’à celui qui la travaille directement, et la vente que perçoit [erreur pour “rente que reçoit”?] le propriétaire, par conséquent, constitue un prélèvement arbitraire sur le produit du travail du cultivateur.

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BT-IOBfr.9 Mais la partie négative de la doctrine de Tucker n’a pas, à vrai dire, beaucoup d’originalité. L’économie politique elle-même veut ce que M. Tucker lui-même désire; elle le veut au moins dans les lignes générales du programme. L’originalité véritable de la doctrine de Tucker, considérée comme doctrine anarchiste, consiste dans le culte qu’elle garde de la personnalité humaine et dans l’affirmation des droits inébranlables de l’individu à l’égard de la société. La propriété individuelle est, pour Tucker, chose sacrée, pourvu cependant que l’Etat n’en facilite pas le monopole au détriment de ceux qui ne possèdent rien. M. Tucker est justement effrayé de ce qui arrive dans son pays où une minorité infime tend à absorber de plus en plus, grâce aux privilèges dont elle est comblée, les richesses économiques. Une exaspération immorale de l’individualisme s’est produite aux Etals-Unis et M. Tucker essaie, par contre, de ramener l’individualisme à ses bases morales. Il demande qu’on engage une lutte systématique contre l’Etat et ses usurpations. Mais la lutte à laquelle convie M. Tucker n’est pas la révolte violente que prêchent les communistes. Il repousse énergiquement toute parenté d’idées et de méthodes avec les communistes dont le but est de détruire plutôt que d’affranchir la personnalité de l’individu.
BT-IOBfr.10 “Mes idées diffèrent profondément des leurs, a dit M. Tucker; et je désapprouve énergiquement leurs actes insensés.” Le seul moyen efficace de propagande pour M. Tucker est l’exemple d’une conduite ferme et virile vis-à-vis des empiétements du pouvoir. Car on essaierait en vain de démontrer la réalisation des doctrines anarchistes par la fondation de communautés isolées: c’est au cœur lui-même de notre vie industrielle et sociale que l’anarchie doit recevoir sa consécration pratique.
BT-IOBfr.11 “Si dans une grande ville moderne, dit encore M. Tucker, des anarchistes convaincus, appartenant aux professions les plus différentes, se décidaient à transformer les règles de la répartition des produits d’après le principe des droits du travail; si ces mêmes anarchistes, malgré les défenses de la loi, créaient une banque centralisant leurs propres échanges et subventionnant aussi de nouvelles entreprises, cette ville deviendrait, peu à peu, un centre de vie libre et sa population une ruche immense d’anarchistes. Et l’Etat tomberait de lui-même”.
BT-IOBfr.12 D’après les idées exprimées par M. Tucker, je ne saurais voir où se trouvent les crimes terribles que l’on reproche aux anarchistes. Comment, d’ailleurs, pourrait-on confondre les anarchistes intellectuels comme lui avec les quelques égarés qui jettent des bombes ou tuent des rois! Chaque homme conscient de sa propre force est ainsi nécessairement un anarchiste. Il y a des milliers d’hommes dans la société qui, tout en étant disposés à admettre la nécessité d’un gouvernement pour tous les autres, se refusent à l’admettre pour eux-mêmes. Tous ces hommes sont donc des anarchistes et leur conduite est destinée à préparer l’avènement de la société anarchique. Au fond, ceux qui s’abstiennent du vote, ne sont-ils pas eux aussi des anarchistes? On nous représente l’Etat comme un organe de paix sociale. Il devrait l’être. Mais où est-il cet Etat idéal? Nous ne voyons autour de nous que des Etats autoritaires, usurpateurs, protecteurs de tous les privilèges et cela nous fait craindre que l’Etat ne puisse pas être autre chose que ce qu’il est et a toujours été. Peut-être l’Etat modérateur des convoitises humaines n’est-il qu’un rêve! En tout cas, une propagande tendant à accroître le domaine de l’initiative individuelle est, sans nul doute, une propagande bienfaisante. C’est d’une amélioration de la morale individuelle et non pas des modifications de la morale codifiée que nous pouvons attendre un peu de justice; c’est de la bonté jaillissant des cœurs et non pas des lois, jaillissant de la volonté et non pas de la contrainte que la société peut espérer des progrès véritables dans la voie de la solidarité humaine. Laissant donc de côté les raisons de divergence qui existeent [sic] entre les doctrines anarchistes et les nôtres, je pense qu’il faut louer M. Tucker de poursuivre cette propagande avec autant d’activité et d’intelligence.

PAUL GHIO.

Journal des Économistes (5e série, 52, no 3; Dec. 1902), pg 335-340.



BT-IOBfr.n1.1 1 Il ne faut pas confondre le journal Liberty de M. Tucker avec le journal du même titre que le communiste McQueen publie clandestinement à New-York.








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